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dimanche 18 novembre 2012

“Pour s’éprendre d’une femme, il faut qu’il y ait en elle un désert, une absence, quelque chose qui appelle la tourmente, la jouissance, une zone de vie non entamée dans sa vie, une terre non brûlée, ignorée d’elle-même comme de vous.”

 Bienvenue 
à la médiathèque de Rouffiac d'Aude
le mercredi 21 novembre
à 16h30 

lectures choisies par valérie schlée



Andrée Chedid,
Olivier Cadiot
et Michel Berder,
Maguy Vautier,
Marguerite Duras,
Didier Goupil,
Danielle Jaeggi,
Nathalie Démoulin

entrée libre

vendredi 9 novembre 2012

chez Mots & cie le 17 novembre





La Grande Bleue, de Nathalie Démoulin, raconte le destin d’une jeune ouvrière à travers les années 1970.
Un bon signe : Nathalie Démoulin a placé son roman sous les auspices d’Annie Ernaux. Avec cet exergue : « N’avoir que l’existence et elle ne suffit pas. » De l’auteure des Années, Nathalie Démoulin a retenu l’attention apportée à une femme et à sa position au sein d’une classe sociale, en l’occurrence les ouvriers. Son personnage, originaire d’un village à côté de Besançon, s’appelle Marie. Elle la suit pendant onze ans, à partir de 1967, quand la jeune fille n’a que 17 ans.
La Grande Bleue est aussi un retour vers ce qui a fondé Nathalie Démoulin, ses origines sociales et familiales. Née à Besançon en 1968, elle dédie le livre à ses parents, « qui eux aussi, avec la force et la beauté de leur jeunesse, ont vécu ces années soixante-dix ». Dans la fiction, Marie n’a pas cette « force », cette « beauté ». Plus exactement, elle en a la promesse lorsqu’à 17 ans, avec sa copine Delphine, elle se rend à Besançon pour la première fois en toute liberté, sur une mobylette. Ces filles du village, qui continuent à aller à l’école et qui, comme elles le souhaitent, ne ressembleront pas à leurs mères, tournent le dos à leur milieu rural et conçoivent le rêve d’« une autre vie ». Pour Marie, ce rêve est un piège.
Dès l’année suivante, 1968, Marie a un mari, Michel, et un enfant. Elle « est enfermée dans ce temps qu’elle appelle “amour” puisqu’il faut donner un nom à ce qu’on vit et que ce mot-là peut tout masquer, oui elle dira “par amour” quand il faudra raconter les renoncements et l’ennui, “par amour pour Michel” qui n’est plus jamais là, happé tout à la fois par l’usine et par cette chose irrésistible qu’est sa vie ». La « force » et la « beauté » de Marie ne trouvent pas à s’épanouir. Bientôt, elle aura un ­deuxième enfant, elle ira travailler à l’usine (en 1972), et commencera à s’interroger sur son existence.
Pour autant, la Grande Bleue reste étranger au misérabilisme. Nathalie Démoulin cherche à toucher juste. En développant une dimension sociologique (Annie Ernaux, toujours). Grâce aussi à la langue déployée. Celle-ci a un souffle incontestable, sans être lyrique. Jouant volontiers avec le pronom impersonnel « on », l’auteure donne du mouvement aux tableaux collectifs (par exemple, dans la saisissante séquence d’affrontements entre ouvriers et CRS à l’usine Peugeot de Vesoul) ; tandis qu’elle en use aussi pour suggérer les manières communes au monde ouvrier, ou bien le retrait de la ­subjectivité, ­surtout de la part des femmes, devant le (conformisme du) groupe. Ainsi Marie voit-elle Nordine, qui l’attire confusément, un travailleur algérien, lors d’une sortie dominicale : « un homme en espadrilles et pantalon noir, appuyé à un saule […], et sa bouche, on la connaît, elle est brune, et sa peau on ne l’a pas touchée, elle est acajou, et ses yeux on ne sait pas ce qu’ils sont, parfois sable aurifère, parfois paillettes d’ébène, parfois absents telle une paroi de verre ».
La Grande Bleue donne à voir de beaux portraits de femmes qui n’ont rien d’exceptionnel mais sont toutes singulières. Il y a l’excentrique Simone et sa névrose de ne pas avoir d’enfant ; Nicole, dont certaines collègues disent qu’elle sort avec un « bicot » ; Delphine, l’amie d’enfance, la « tête brûlée », l’indépendante qui s’est défiée de la vie de famille.
Surtout, il y a Marie, celle qu’à l’usine on désignera toujours comme « la bleue », « l’éternelle nouvelle, l’éternelle paumée », et qui a comme tout le monde des envies de plage au mois d’août (beau chapitre de trajet embouteillé, la nuit, vers la Méditerranée dans la voiture chargée pour les vacances). Marie est rattrapée par ses désirs de femme et ses espoirs d’adulte jeune encore, quand tout semble pourtant déjà joué, déjà fixé. Alors elle dit enfin « je veux », et Michel ne comprend pourquoi elle divorce pour « exister ». Ce que la narratrice interprète ainsi : « pour se donner une chance d’être la femme que l’on voit naître autour de soi, en ces années 1970 ». Marie, dès lors, cherche une autre voie, sans aucune assurance, pendant que sa fille aînée commence à penser qu’elle ne voudra pas, elle non plus, ressembler à sa mère. Marie, femme fragile, mais courageuse, que Nathalie Démoulin hausse au rang d’héroïne du quotidien.
Christophe Kantcheff